« Je t'en prie, Sun Mi, non... » Je levai doucement ma main vers elle, mon sac de sport tombant de mon épaule. Le bruit fut lourd, contondant, suffisamment important pour qu'elle tourne sa tête mécaniquement, les yeux opaques. Je refusais encore d'y croire. Je ne m'étais pas dépêché de rentrer chez moi pour voir ça ! Je l'avais toujours crue plus forte, plus résistante, plus battante. Ma grande soeur. J'étais incapable de dire où mes parents se trouvaient. Quand j'étais rentré à la maison, il n'y avait plus que Sun Mi, ou du moins ce qui restait d'elle. Etait-elle toujours consciente ? Non. Les zombies avaient eu raison d'elle. Je remarquai sa gorge mordue de toutes parts. C'était comme ça qu'elle était morte alors. Derrière elle trônait son arc à poulies, son prestige, ce qui faisait d'elle une héroïne dans mon coeur, et dans ceux des autres, une championne olympique. A quel sombre dessein étais-je destiné ? N'était-ce pas les aînés qui devaient protéger les plus jeunes ? Sun Mi ne pouvait plus assurer ce rôle. Elle avait perdu la raison, tout comme elle avait perdu la vie. Cette épidémie était une gangrène, jamais je ne pourrais m'en sortir. Jamais, à moins d'atteindre ce fichu arc.

Je ne savais pas comment jamais fait pour parvenir à mes fins. J'avais mis au point un stratagème bidon pour attirer ce qui restait de ma soeur de l'autre côté du salon, en faisant sonner le téléphone fixe de la maison dans l'entrée. Ensuite, j'avais rampé le long du parquet, essayant de faire le moins de bruit possible. L'instant où je m'étais relevé, j'avais eu très peur. Peur qu'elle se retourne, qu'elle me découvre, et qu'elle se jette sur moi. Je pris le carquois et l'arc. J'avais plusieurs fois vu ma soeur l'apprêter, et les nombreuses occasions où elle avait tenu à m'enseigner les rudiments de ce sport me permirent de ne pas perdre de temps. Mais j'étais tiraillé par une seule question: devais-je la mettre à terre ? Je revoyais encore ses pupilles opaques, et ses geignements d'agonie inconsciente. C'était à ça qu'était réduite la race humaine ? A un jour, ne devenir plus qu'un pantin de chair ? Je serrai mes poings en me mettant un crier, les larmes se délogeant de mes yeux. Cette impuissance ! Cet élan de rage eut raison de moi lorsque j'entendis Sun Mi revenir dans le salon. Et là, je ne m'étais jamais senti aussi inhumain qu'à ce moment précis. Ce lui où j'avais décoché une flèche entre ses deux yeux. C'était à ça que l'être humain devait se confronter désormais ? Etre un zombie, ou être un meurtrier ? Après cet acte bouleversant, j'avais quitté le domicile familial avec un sac bourré de vivres et les clés de la moto de mon père. Il n'en aurait plus besoin vu la débâcle que le monde vivait en ce moment.

J'avais roulé le plus longtemps possible. J'avais quitté les terres du sud, m'enfonçant de plus en plus dans le continent. La bonne fortune me sourit lorsque, en rade d'essence, et après de longs mois de marche intrépide, j'étais tombé devant une bibliothèque abandonnée. Inhabitée. Les "rôdeurs" sonnaient absents, étrangement. Je pris mes aises immédiatement, restant plus seul que jamais. J'eus plusieurs fois l'occasion de devenir dingue. Complètement fou même. Les journées, soit je lisais les bouquins de la bibliothèque, soit je barricadais encore plus les entrées. Lorsque j'avais besoin d'air frais, je sortais à même pas dix mètres de la bâtisse, et je m'entraînais à tirer à l'arc. Pour dire vrai, j'avais attendu vraiment longtemps. J'étais un adolescent, avec peu de témérité. Quelqu'un, un signe, rien. Je n'eus vraiment aucun contact humain pendant cinq ans. Quelques "rôdeurs" dans le coin, à force de errer sans but sur les routes désertes du pays. J'étais devenu fou, je me parlais à moi-même. Je relisais toujours le même bouquin sur la mythologie grecque où j'y trouvais un sens. Plusieurs fois, je m'étais demandé s'il n'était pas mieux de mourir maintenant, tout de suite, plutôt que de survivre dans cette solitude sans fin. Mais tout avait une fin. Tout.

Un groupe de hunters me découvrit, alors qu'ils avaient dépassé leur périmètre de chasse. Ils disaient de moi que j'étais un miraculé, et il ne savait pas comment j'avais fait pour survivre ici, abandonné. Ce fut très difficile de parler pour moi. De reprendre goût au contact humain. Mais clairement, ils m'avaient sauvé la vie. Je reprenais peu à peu espoir en l'humanité, et je voyais un peu la lumière à l'autre bout de ce tunnel. Ils avaient un campement, à la frontière du pays, qui accueillait les rescapés de l'épidémie. Ce fut à cet instant précis que je m'étais dit qu'il fallait que je les accompagne, pour recommencer à vivre. La solitude, c'était ce dont j'avais le plus peur désormais. Les "rôdeurs" ne m'effrayaient pas plus que ça, je m'étais habitué à leur présence, et surtout à devoir les tuer. Sur le chemin vers la ville fortifiée, ils m'avaient posé énormément de questions, bien évidemment curieux de mon parcours miraculeux. Mais il y avait une seule question à laquelle j'étais incapable de répondre: quel était mon nom ? Je l'avais bafoué, je l'avais rayé, je l'avais oublié de mon plein gré. Car je ne voulais plus rien qui se rapportait à mon passé, et surtout à l'image de Sun Mi zombifiée. A l'image que j'avais de moi lui tirant une flèche dans le crâne. Ce fut alors que je me souvins de ce nom qui revenait souvent dans ce bouquin de mythologie grecque. Et par conséquent, ma réponse tomba sous le sens: « Adonis. »

Deux ans plus tard, j'étais là, niché sur une tour d'observation, regardant en contre-bas la vie qui grouillait sous mes pieds. Je revenais de loin. Je mis du temps à me reconstruire. Mais je devais énormément de choses à ces personnes qui n'avaient jamais, mais alors jamais, perdu foi en l'humanité. A de nombreuses reprises, je m'étais lamenté sur la tournure des événements. Mais ce campement m'avait sauvé. Il m'avait garanti une survie en communauté, loin de la solitude que je ne supportais plus. J'étais un homme accompli, qui n'avait pas froid aux yeux, et qui ferait toujours passer le bien d'autrui avant le sien. Et inévitablement, j'aurais toujours souhaité que Sun Mi soit encore là avec moi pour connaître ça. L'espoir. La survie. Pour ne plus jamais tombé dans l'oubli.