Je papillonne délicatement alors que je regarde ma mère faire son signe de croix. D’aussi longtemps que je peux me souvenir, c’est dans ce climat que j’ai vécu. Je n’ai jamais vraiment participé à toutes ces activités religieuses. Peut-être parce que je suis le plus jeune de la famille. Peut-être parce que ma mère ne semblait jamais s’en faire lorsque je regardais ailleurs pendant la messe, alors qu’elle réprimandait toujours Rafael. Je ne me suis jamais senti attiré par ces croyances, par ce que mes parents tentaient de m’inculquer. Peut-être est-ce également dû au fait que ma génération est différente de la précédente. Je n’ai jamais eu l’impression d’être jugé par ma mère, peu importe les décisions que j’ai pu prendre. Mon père, par contre, c’est une autre paire de manches.
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J’ai toujours été suiveur. Dès que mon frère faisait un truc, je me devais d’en faire de même. La curiosité est un vilain défaut et, parfois encore, je m’en mords les doigts. En ressassant mes souvenirs, je me rends compte que c’est cette même curiosité qui m’a mené dans de beaux draps. En étant jeune, on se cherche. On tente de savoir qui on est et, bien évidemment, certains d’entre nous sont bien influençables. Je peux dire que j’ai un jour fait partie de cette catégorie. Au début des années 2000, je n’avais que 5 ans. Il était donc normal que je suive mes aînés, que je tente de les imiter. Je n’ai jamais compris les agissements de mon frère, toutes ses prières, son entêtement à aller à l’église. Rester à la maison, n’était-ce pas le moyen le plus simple d’éviter ce virus? C’est ce qu’ils disaient à la télé, à la radio, dans les journaux. C’est ce que la plupart des gens croyaient, ce que je croyais également. J’étais naïf.
Expérimenter. J’ai toujours aimé les nouvelles choses, apprendre par moi-même. Voir si j’étais capable de repousser les limites des autres autant les miennes. Je ne peux pas dire que j’ai été un ange toute ma vie, bien qu’aux yeux de maman, c’est ce que j’étais, peu importe la connerie que je pouvais faire. Je lui en ai fait baver. Avec elle, ça passait comme dans du beurre. Mais lorsque papa était dans le décor… Valait mieux se cacher et ne pas rester dans les parages. Ça, c’était mon point de vue. Si je me sentais en sécurité dans les bras de ma génitrice, c’était tout le contraire en présence du paternel. Oppressif. C’est le mot qui vient en tête lorsque je pense à lui. Avec ses valeurs à la con qu’il tentait de m’inculquer, ce dédain qu’il avait lorsqu’il voyait que je m’en foutais, que je ne convoitais pas les mêmes choses que lui. Que je ne chérissais pas les mêmes idéaux, la même idée que le couple parfait, « normal », se doit d’être constitué d’un homme et d’une femme. J’ai toujours cru que l’amour n’avait pas de frontière, que je choisirais ma moitié par amour et non par convention. J’en ai mangé des claques derrière la tête. Je m’en souviens comme si c’était hier.
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Un doux sourire flotte sur mon visage. Pourtant, je ne devrais pas me réjouir en des instants si sombres. Chaque fois que j’ouvre la télé pour regarder les nouvelles, on annonce un nombre encore plus imposant de morts, de victimes de cette épidémie. C’est déprimant. Je porte ma cuiller à mes lèvres, avalant mes céréales de travers, fronçant les sourcils en entendant le vacarme dans le salon. «
Mom? » Je ne reçois pas de réponse, outre un grognement provenant de la pièce d’à côté. Je me redresse sans trop attendre, me stoppant dans l’entrée en voyant l’unique femme de ma vie ramper sur la moquette. «
Maman…? » Je réitère ma question dans l’espoir de recevoir une réponse un peu plus claire, m’approchant de la dame, glissant ma main sous son visage pour lui relever la tête. Le spectacle que j’aperçois me laisse pantois. J’eus à peine le temps de retirer ma main avant d’entendre les dents de ma mère claquer dans le vide, manquant de me sectionner les doigts. Alors que nous pensions que notre demeure était l’endroit parfait pour être épargné, nous avions tort. Je regarde ce qu’était jadis ma mère, tétanisé par l’image qu’elle me renvoie. Ces yeux sont si livides, elle qui était généralement habitée par une contagieuse joie de vivre. Je fais un pas vers l’arrière, file à la cuisine et attrape le combiné. Dès que la voix de mon père se fait entendre, je pousse un soupir de quasi-soulagement. «
C’est maman… Revenez… »
Ils prirent un peu trop de temps. Assez de temps pour que j’aille chercher le fusil de papa. Assez de temps pour tenter de la raisonner, de la faire revenir à elle-même alors que je savais que c’était totalement impossible. Avec tout ce que je voyais à la télévision, je savais qu’il n’y avait aucun traitement. Mais dans mon cœur, dans ma tête de jeune homme de treize ans, je souhaitais ardemment que ma mère ne soit pas devenue l’un de ses monstres, que c’était passager. Que ça s’en irait, qu’elle était simplement malade… Mais non. J’entends mon prénom, je tourne la tête en directement de l’entrée pour croiser le regard de mon frère. Automatiquement, je sens mes larmes picoter mes yeux, mais je ne me laisse pas aller. Je sens mon index appuyer sur la gâchette. Pas une fois. Pas deux. Trois. Trois balles logées dans sa tête, et pourtant, je ne ressens rien. Pas de chagrin, aucun regret. La main de Rafael agrippe la mienne, il me tire contre lui. Je regarde notre père s’approcher de ce que je crois être le cadavre de ma mère. Je tourne la tête pour me réfugier dans les bras de mon grand-frère. Si je n’ai pas posé les yeux sur la scène bien longtemps, j’ai tout entendu. C’est inscrit dans ma mémoire à l’encre indélébile et ça me hante.
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J’ai toujours cru qu’un jour, nous connaîtrions la tranquillité et le bonheur constant. En vivant en Corée, je me suis senti intouchable. Comme si ce fléau ne pouvait pas nous atteindre parce que nous avions quitté notre Californie natale. Du jour au lendemain, le jeune garçon que j’étais dû faire preuve de maturité et ce bien trop rapidement. Je me suis retrouvé avec des responsabilités qui n’auraient pas dû être miennes. En bon petit frère que j’étais, je me promis de prendre soin de Rafael. Sans parents, il était la seule personne sur qui je pouvais compter. C’était peut-être utopique, mais j’avais dans l’idée qu’il était la seule personne qui ne me quitterait jamais. C’est pourquoi j’étais toujours à ses côtés lorsque nous nous entraînions. Chaque fois qu’il faisait une crise, je restais à son chevet. Souvent, je me suis endormi sur la chaise, à côté de son lit. Pour lui, j’endurerais tout.
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«
Rafa, qu'est-ce qu'on va faire? »
— « Les vamos a matar, bro. »Sa phrase me fait rire. Je pose mon regard sur le soldat qu’il est devenu, une lueur de fierté dans les yeux. Cette catastrophe n’est pas que négative, au contraire. Elle a permis à bien des gens d’évoluer, de devenir une nouvelle personne. Elle m’a permis de rattraper les années que je n’ai pu vivre puisque je devais assurer le rôle de grand-frère, rôle qui n’était pas mien. Je ne me gêne plus pour faire ce que j’ai envie de faire, quand j’ai envie de le faire. Je ne me gêne pas pour faire chier Rafael, d’ailleurs. C’est bien d’être sérieux dans ce monde où le danger guette à chaque recoin, mais nous devons prendre le temps de rire, de se laisser aller. Il faut continuer à vivre.
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«
Sahya! Arrête! »
Je ne peux m’arrêter. Mon katana quitte ma main, se plantant dans le sol. Et pourtant, ça ne m’empêche pas de frapper de toutes mes forces contre le corps allongé, déjà sans vie. Ma vision est brouillée par ces larmes qui menacent de tomber, altérée par cette sombre colère qui sommeille au plus profond de mon être. Une main se pose contre mon épaule et, immédiatement, je m’arrête. Comme si je reprenais conscience. Mes prunelles se posent contre mes mains sanglantes et je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. Je tourne la tête vers la personne m’accompagnant, remarquant l’inquiétude flottant dans son regard. Mon sourire ne fait que s’agrandir, ces perles incarnates glissant toujours sur mon faciès.
«
C’est bon, t’inquiètes. On peut rentrer, maintenant. »