La première question qui vous traverse l'esprit est certainement "que fiche un Allemand de un mètre quatre-vingt-douze ici ?". C'est une bonne question avec une longue histoire derrière et je ne sais pas si elle en vaut la peine, mais je peux vous la raconter.

La majeure partie de ma vie fut relativement calme jusqu'aux nouvelles de ce virus qui commença à gratter du terrain lentement, mais sûrement. Infirmière de métier, ma mère ramenait des nouvelles de temps à autre autour de la table. Nouvelles que mon père s'empressait de balayer du revers de la main en disant que ce n'était que ces fichus américains qui faisaient un drame pour une broutille. Il était bien têtu, croyant fermement que ce ne serait qu'un autre virus faisant la une des journaux pour disparaitre après trois mois et mourir dans l'oubli. Il avait tort. Cela se propagea, traversant l'océan séparant le continent américain des autres. De nous. Où fuir lorsque la maladie est partout ? Ça n'a pas surpris ma mère, contrairement à mon père qui s'est pris une claque en pleine gueule en voyant son fils aîné - mon frère - militaire prendre l'avion en refusant de nous dévoiler plus d'informations. Malheureusement, on ne ment pas à un pilote retraité qui entretient un avion dans sa cours.

J'ignore comment, il a réussi à savoir où avait été déployé mon frère, nous forçant à plier bagage et asseoir nos fesses dans son foutu avion. Lui, moi, maman et ma soeur cadette. Où comment profiter du léger chaos causé par le virus pour se foutre complètement des douanes et découvrir un pays à la langue inconnue. J'ai grandi en Allemagne, vous croyez que je parlais coréen ? Fucking hell, je connaissais à peine l'existence de la Corée au point où j'aurais été incapable de positionner le pays sur la carte. Une langue étrangère, des inconnus, une soeur qui part en furie de son côté comme une âme désespérée de je-ne-sais-quoi et une mère frappée par son instinct d'infirmière. Le plus beau dans tout ça ? Un retraité qui gueule en allemand sur des coréens. Oui, papa. C'est comme ça qu'on déboule dans un pays sans y être invité, désiré ou rapport. J'étais bien chez moi avant qu'on ne débarque ici. Sud ou nord ? Je n'ai jamais vraiment su, pour être franc. Tout ce que je sais c'est que le petit endroit relativement tranquille où nous avions posé le pied a vite été pris d’assaut par une vision digne de film d'horreur. Il y a une nette différence entre les vidéos sur youtube prises par des cellulaires et le vivre live.

C'est à ce moment que j'ai été séparé de ma famille. Entre des corps macabres bougeant d'une manière à faire se glacer son sang dans ses veines et une mère affolée qui crie de s'enfuir. Je n'ai jamais su si elle et papa ont réussi à s'en sortir. Je suis persuadé que non, mais j'ose parfois avoir une lueur d'espoir que oui. Que peut-être mon père n'a pas été assez stupide pour se battre jusqu'à son dernier souffle et plutôt écouter la femme qu'il avait choisie d'épouser.

En fuyant, je suis tombé sur mon frère dans un édifice désert semblable à une caserne de pompier. Ironie du sort, n'est-ce pas ? Enfin, j'aurais aimé que ce soit lui. Le fait qu'il avait la moitié de la peau de son visage complètement arrachée, un œil entièrement blanc et un bras en moins m'indiquaient de toute évidence qu'un truc clochait. J'ai essayé de lui parler, mais aucun son normal ne quittait ses lèvres. Il continuait de faire pas après pas dans ma direction, me fixant avec une intensité effrayante. La réalisation m'a noué la gorge : c'était fini pour lui. Il était dorénavant comme les autres. Un corps sans âme maintenant debout pour une raison inconnue. C'est à ce moment que j'ai compris que c'était lui ou moi. Je suis égoïste. J'ai choisi de vivre et plutôt que de fuir, j'ai préféré l'achever avec le premier truc qui m'est tombé sous la main. On me traitera de tous les noms si on veut, mais ça ne m'a rien fait de mettre fin à sa seconde vie. J'ai probablement passé un bon cinq minutes à détailler visuellement le corps enfin inerte contre le béton. Malgré l'apparence de mon frère, je faisais le détachement que ce n'était pas le garçon avec qui j'avais grandi, mais un monstre de cinéma.

Sachant au fond que mes parents devaient être dans le même état que mon frère, je suis ensuite parti à la recherche de ma soeur. Si un membre de la famille Decker devait être capable de survivre n'importe où, c'était bien elle. Être coriace, c'est de famille. Peut-être n'ai-je jamais réussi à la retracer, j'ai au moins appris le coréen à droite et à gauche, obligé de m'acclimater à cet environnement inconnu dans lequel mon père nous a salement lâché. On est loin de la partie de plaisir, je vous l'assure.

Après j'ignore combien de temps à errer sans savoir où aller, j'ai trouvé un petit camp où me poser. Mon coréen limité s'est amélioré dans cet endroit. J'y ai même connu une fille affamée qui avait été attirée par l'odeur de la nourriture. Arwen qu'elle s’appelait. Une belle fille. Une belle salope, surtout. Cette pute a bien profité de l'hospitalité et du fait que j'avais été contraint de faire un brin d'intimidation pour qu'on l'autorise à se glisser dans le campement. Certes, surpasser en taille carrément tout le monde en plus d'avoir l'air constamment en colère aide à imposer son opinion. Personne ne veut devenir ennemi avec "l'allemand" (ouais, vous croyez qu'on ne m'a jamais surnommé comme ça ? Faut pas rêver. On m'a traité une fois d'un tout autre nom écrit dans l'histoire. Que de plaisir. Le type en question a eu le droit à une jolie correction). Comment elle m'a remercié ? En m'abandonnant à mon sort lorsque le camp a été attaqué par ces zombies. Si elle est toujours en vie, croyez-moi que je vais faire en sorte qu'elle paie. J'ai failli y passer cette journée, mais j'ai survécu. Je suis toujours sur pied et je compte la retrouver. Aussi mignonne puisse-t-elle avoir été, je ne désire que la voir devenir de la nourriture à zombie après avoir eu l'honneur de lui affliger quelques blessures de mes propres mains.

Cela date, mais je n'ai pas passé l'éponge. J’oscille toujours entre l'espoir de retrouver ma soeur et le désir sadique d'arracher une jambe à cette Arwen. Ou de la pendre à un arbre. Ou de la ligoter à une chaise et la laisser se faire dévorer par ces monstres. Ou la priver de ses doigts les uns après les autres... Je n'ai pas encore décidé. Rancunier ? Un peu, oui. Je crois qu'il faut vivre des épreuves difficiles sur tous les plans afin de mieux se connaitre. Je ne considère pas avoir été très complexe avant que tout ça ne déboule dans ma vie, ayant toujours été involontairement imposant sans pour autant en tirer le potentiel optimal. Forcé de me débrouiller par mes propres moyens, j'ai appris que je suis nettement plus endurant et têtu que je ne le pensais. Un trait familial ? Je n'en doute même pas. C'est toujours à ceux qu'on ne veut pas ressembler dont on finit par être la copie conforme. Je suis devenu mon pire cauchemar : la réplique de mon père. Borné, intimidant, égoïste, autoritaire, franc et probablement capable de chasser un cerf avec un lypsyl (ceci est une façon de parler, au cas où certains penseraient que je suis sérieux).