du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours eu peur. je suis le deuxième et dernier né d'une famille relativement normale, relativement aimante - on peut dire que j'avais de la chance, au départ, considérant le monde actuel. au détail près que je n'ai pas connu la période où cette famille vivait encore heureuse, aisée et sans soucis. peut-être que j'ai plus de chance que mon frère, ceci dit, qui lui a tout perdu et a tout abandonné. enfin, passons. je me souviens vaguement d'une enfance peut-être moins horrible que la plupart des gens encore en vie, tout de même. mes parents commençaient déjà à se déchirer, j'étais l'accident qu'ils n'attendaient pas dans un monde qui devenait hostile, mais ça ne les empêchait pas de tenter de maintenir un certain équilibre, je crois. je me souviens vaguement d'une époque où les gens sortaient, où la ville était pleine de lumières, pleine de bruits - des bruits de vie, des bruits agréables. je me souviens vaguement avoir déjà été au parc avec ma mère et mon frère. je me souviens de l'école. ce n'était pas tout à fait invivable, mais cette peur, cette peur terrible était déjà installée. je n'étais qu'un enfant lorsque le monde a plongé dans la panique.

j'avais 12 ans quand c'est arrivé ici, en corée du sud. ils ont tous commencés à perdre la tête, que ce soit nos voisins, notre famille. les amis de mes parents ont tous disparus, un à un, la plupart des gens ont naturellement fuit vers les campagnes. pas nous. pas tout de suite. mon père était profondément attaché à notre maison, à notre vie, nos habitudes. il a refusé jusqu'au bout de bouger, je me souviens encore des cris, des disputes entre mes parents. de ma mère, terrorisée, qui l'implorait de partir, aussi loin que possible. de protéger ses enfants. et je l'entend encore lui, lui hurler que nous n'avions pas notre place ailleurs que chez nous, à vivre normalement. il avait raison, probablement, mais dans le contexte actuel, ce n'était pas la meilleure des idées. notre école n'a pas tardée à fermer, de toute façon. plus aucun gamin en classe, ça ne servait à rien. la ville est devenue fantomatique, au fil du temps. et au fur et à mesure que les personnes en vie, en chair et en os, désertaient et rejoignaient des camps ou partaient pour d'autres pays, ils ont commencés à être de plus en plus nombreux. ces  - bêtes hideuses.

mon frère est parti le premier. j'avais 15 ans, il en avait 19. il n'est pas mort - enfin, peut-être qu'il l'est, maintenant. ça n'a pas vraiment d'importance. il n'a plus supporté cette ambiance. il n'a plus supporté de voir mon père ne plus dormir, ne plus parler, le fusil à la main, les yeux injectés de sang. il n'a plus supporté d'entendre ma mère pleurer tous les jours, toutes les nuits. et moi, caché, enfermé dans un mutisme effrayant. je regrette un peu, maintenant. je ne savais pas comment gérer cette peur quand j'étais plus jeune, je ne savais pas quoi dire, quoi faire, je voulais disparaître. j'ai secrètement espéré mourir plus d'une fois, oui, dans les années où nous avons vécus comme des animaux piégés dans cette baraque maudite. mon frère est parti en claquant la porte, ma mère derrière lui, l'implorant de rester d'une part, implorant mon père de partir avec lui de l'autre. cette scène reste gravée dans ma mémoire. elle a courue jusque dans la rue, malgré le danger, suppliant. je l'ai entendue appeler son nom, et hurler pour de l'aide. puis j'ai entendu mon père lui crier qu'elle devenait folle, qu'elle allait mourir si elle restait là, qu'ils le retrouverait plus tard. jung hee, mon frère, m'a lancé un dernier regard désolé en partant, il a crié qu'il n'avait pas d'autres choix, qu'on allait tous mourir en restant ici. mes parents étaient dépassés. je sais qu'elle serait parti avec lui si je n'étais pas là, si elle est restée, c'est pour moi. pour protéger l'enfant qu'il lui restait. et c'est certainement ce qui l'a conduite à la mort.

quelques mois plus tard, peut-être une année, elle a commencée à avoir de la fièvre. beaucoup de fièvre. mon père a nié, le premier jour. mais il n'a plus pu rejeter l'évidence lorsqu'il a vu le sang sur ses mains, des plaies sur ses bras. je ne sais pas comment elle s'est fait mordre, elle ne sortait pas souvent. l'appel de la faim, sûrement. nous étions en train d'en mourir, les magasins avaient été pillés depuis bien longtemps. même trouver de l'eau était un véritable exploit, à ce stade-là - elle ne coulait plus en ville depuis bien longtemps. elle ne nous a jamais dit ce qu'il s'était passé. elle n'en a pas eu le temps, ça n'a pas duré longtemps. elle a commencée à devenir incohérente, puis à hurler de douleur, à devenir toute rouge, les veines apparentes, des cernes effroyables sous ses yeux. elle était en train de mourir, même moi je le savais. ce jour-là, mon père a pris la décision de mettre fin au cauchemar dont était victime sa famille. je me souviens des cris, du coup de fusil, puis plus rien. je n'ai rien vu, je n'ai que des sons en mémoire. il m'a enfermé dans ma chambre ce jour-ci, un long moment, même après le coup de feu qui a emporté ma mère. je ne sais pas si il l'a achevée avant qu'elle ne se transforme, ou après. je ne sais pas vraiment s'il voulait juste qu'elle cesse d'hurler, s'il pensait qu'elle était un danger pour nous, ou si il voulait réellement abréger ses souffrances. je ne saurais jamais. il a rouvert la porte de ma chambre dans la nuit, il m'a regardé, les yeux mouillés. je suis désolée hwajung, je ne suis pas assez fort, je n'y arriverais pas. tu es grand maintenant, tu es fort, tu peux survivre. tu vas t'en sortir, mais pas moi. va t'en, va trouver de l'aide, un camp, n'importe quoi. va vers le nord. retrouves jung hee. ça ne me quittera jamais. il m'a presque mis dehors, il m'a forcé à partir - il m'a dit qu'il ne ferait que me ralentir, qu'il avait commis une erreur, qu'il était désolé, que tout était de sa faute. que mon frère ainé, jung hee, était sûrement allé vers le nord et que je devais le retrouver. qu'il aurait dû écouter ma mère, dès le départ. je crois avoir entendu un autre coup de feu, un peu plus tard, mais j'étais déjà dehors. je pense qu'il s'est suicidé.

et puis plus rien. j'étais seul. j'étais faible, j'étais apeuré, j'étais désorienté. et j'ai couru, autant que j'ai pu, aussi vite que j'ai pu. j'ai couru pendant des jours. des semaines. j'ai compris que je devais me battre, dès le début. j'ai pris ce que je trouvais pour me défendre - je me suis battu, plus d'une fois. contre des vraies personnes qui pensaient pouvoir me voler le peu que j'avais, mais aussi contre ces créatures. j'ai brièvement fréquenté d'autres personnes perdus, puis j'ai perdu leur trace, ça a été ainsi pendant des mois. et un jour, le pire jour de mon existence peut-être, sans rien à manger depuis des jours, sans eau, presque à ramper de fatigue et de douleur dans la boue, j'ai vu une apparition divine. un miracle. le camp. ce camp m'a sauvé la vie. j'y suis maintenant depuis un moment, j'ai juré d'apprendre à me battre, de protéger les gens. je veux devenir plus fort. je veux être capable d'aider les autres, je veux être capable de faire ce que je n'ai pas pu faire avec ma famille. et quelque part, dans ma tête, j'entend encore ce murmure lointain, cette voix rauque mais sanglotante qui me manque atrocement, retrouves jung hee.